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Reliure contemporaine


Ombres et lumières


     Un de mes très bons amis m’a permis, par sa commande, de développer et de mener à bien un de mes nombreux projets de reliure contemporaine. Ce point lui est donc dédié et me permettra d’expliquer plus en détail ce livre qu’il possède désormais.

     Ce projet a été réalisé pour le livre de Georges Brassens « Les amoureux qui écrivent sur l’eau ». Ce livre m’a été remis non relié, dans son état brut tel qu’il était présenté par l’éditeur. Les cahiers étaient formés et les tranches non-rognées.
     Je me suis imposé comme postulat de conserver un maximum cet état « brut ». J’ai donc proscrit de cette reliure tous les éléments qui auraient « détérioré » cet aspect : le rognage bien entendu mais également tout ce qui aurait masqué le papier que ce soit au niveau des plats, en tête et queue ou en gouttière et au dos. Je voulais d’une certaine façon que le livre paraisse flotter dans sa structure. Je ne voulais pas non plus utiliser le moindre point de colle.
     Il m’a fallu par conséquent trouver des matériaux permettant cette translucidité et inventer une structure « ouverte » laissant apparaître l’ensemble de l’architecture du livre.
     Un autre élément est venu limiter ma démarche. Il s’agit des matériaux eux-mêmes.
     Je désirais en effet réaliser une reliure avec des matériaux courants et très peu onéreux.
     Je me suis orienté dans un premier temps vers une structure mêlant acier, verre, plexiglas et aluminium. J’ai ainsi développé l’architecture modulable d’un livre-coffret-lutrin (qui fera l’objet d’un autre chapitre). Mais ceci ne pouvait convenir à un ouvrage de la dimension et du poids de celui que l’on m’avait confié.
     J’ai donc repensé cette première construction.
     La plus grande difficulté pour bâtir ce livre était tout d’abord le dos. De façon « classique » le dos du livre, cette véritable colonne vertébrale autour de laquelle s’organise toute son architecture, est obtenu après un certain nombre d’étapes qui obligent à retoucher plus ou moins le dos du livre (notamment couture, endossure, arrondissure etc.). J’ai donc repensé ces étapes et ai d’une certaine façon inversé cette structure. Puisque je ne voulais pas que ce soit les cahiers qui constituent le dos du livre, j’ai construit une colonne vertébrale sur laquelle le livre est venu se greffer.
     Pour que cette échine soit la plus solide possible (notamment qu’elle ne se déforme pas), elle a été réalisée en acier, assemblé par soudure.
     Mais je ne voulais pas que le livre entre directement en contact avec ce dos en acier pour que le livre conserve cet aspect « flottant » et s’ouvre le mieux possible. C’est pourquoi j’ai cousu le livre sur des triples nerfs en acier galvanisés disposés en triangle eux-mêmes placés sur la structure en acier. Le livre est d’une certaine façon suspendu grâce à ses fils de couture.
     Il m’a fallu, pour coudre ce livre, inventer une méthode.
     Je ne voulais pas non plus que les planches doubles soient rendues difficilement lisibles par leur insertion dans la couture. Elles n’ont donc pas été cousues et tiennent parfaitement dans l’ouvrage par simple capillarité et du fait de la couture particulière de l’ouvrage (la couture permet de les sortir pour les consulter et de les replacer sans aucune difficulté).
     La couture est une couture double. L’une d’elles est une couture brodée décorative (tout en assurant une plus grande solidité à l’assemblage). J’ai voulu que cette décoration soit un décor de désordre ordonné comme l’ensemble du livre. La structure en acier ordonne le bloc livre « brut » et les coutures sont toutes organisées de telle sorte qu’aucun axe de symétrie ne puisse diviser le dos (les triples nerfs de tête et de queue ont une organisation symétrique et une section triangulaire semblable mais différentes des deux triples nerfs centraux). Une résille en fils synthétiques vient aussi organiser ce désordre, ou si l’on veut désordonner cet ordre.

     La couture s’est achevée avec la réalisation d’une tranchefile croisée double sur deux bâtonnets en acier. Le côté de cette tranchefile donnant vers la gouttière correspond à l’état brut des tranches et l’autre partie s’orientant vers le dos, à l’aspect ordonné de la structure en acier.
     Pour les plats, j’ai choisi d’utiliser du plexiglas assez épais. Il se visse simplement sur la structure en acier (celle-ci comprend des charnières en laiton). Cela permet de changer le décor des plats très facilement mais également les matériaux qui les constituent. On peut ainsi avoir des plats en métal, en bois ou plus « classiques » (en carton et cuir etc.).
     Au niveau de la gouttière, pour assurer une meilleure fermeture, deux pattes de cuir blanc s’agrafent (hommage à des reliures plus anciennes).
     Enfin, un dos en plexiglas vient fermer le livre et protéger les coutures. Il est légèrement cintré et surélevé au niveau de la tête. Cela permet une meilleure ouverture du livre lorsqu’il est posé à plat et d’éviter de le rayer (qu’il s’agisse du dos ou des plats).

     Il m’a fallu, en parallèle à cette structure, trouver un décor.
     J’ai voulu que le trait de l’illustration corresponde au titre de l’ouvrage : « Les amoureux qui écrivent sur l’eau ». Il devait glisser et se « mouvoir » comme sur une étendue d’eau. J’ai donc repris un motif qui m’est propre. Il s’agit d’un trait hésitant entre le trait d’écriture et celui du dessin, d’un trait qui se cherche entre le plein et le délié, entre le noir et le blanc, entre l’ombre et la lumière.
     Deux de ces traits, de ces « caractère de dessin », réalisés en forme de vague représentent chacun l’un des amoureux. L’un est arrondi, l’autre plus effilé. Ils ne sont ensuite qu’étirés, agrandis ou réduits et assemblés pour former des figures. Ils forment sur le plat recto un couple s’embrassant et sur le plat verso une vague les mêlant étroitement. Il faut également voir dans ce dernier motif un demi-cœur.

 

     J’ai joué autant que je le pouvais sur l’ombre et la lumière.
     Ainsi, les plats de plexiglas ne touchent pas directement les gardes blanches et cet espace, suivant l’éclairage et l'orientation de ce dernier, permet aux ombres ainsi créées de se mouvoir sur la surface granuleuse du papier. La Lumière trace ainsi sur le papier de son encre éphémère un décor illusoire qui se compose d’autant de lumière que d’ombre (grâce au motif choisi et expliqué ci-avant).
     Mais j’ai voulu pousser plus loin ce rapport à la lumière. Et ainsi, si ce livre se décore d’ombres le jour, il peut aussi s’orner de lumières la nuit.
     J’ai ainsi accompagné cet ouvrage d’un « pied de livre ». Il s’agit d’une structure en plexiglas cousue comprenant un système d’éclairage. Une fois la nuit tombée, il suffit d’enclencher le système d’éclairage et de poser le livre sur ce piédestal. Alors, tout s’inverse. Ce qui était lumineux devient ombre et ce qui était ombre devient lumière (le même trait est opaque la journée et projette de la lumière la nuit).

     L’amour n’est-il pas souvent à l’image de ces amoureux d’ombre et de lumière?
     C’est ce que j’ai également voulu montrer avec cette vague sur le plat verso, ce demi-cœur qui n’en forme qu’un, moitié composé d’ombre et moitié de lumière.

     Enfin, il faut savoir que ce système peut aussi associer l’ombre et l’ « ombre lumineuse » à certains moments de la journée lorsqu’une lumière vient lécher le champ des plats de plexiglas.

Dionysos

Reliure lutrin semi-rigide à décor relief lumineux













Hymnes homériques 6
A Dionysos
Traduction de Leconte de Lisle (1868)

     Le livre présenté ici fait partie d'un ensemble de structures qui tente de rénover la forme générale du livre et son mode de construction. Il a été réalisé à l'occasion du salon du livre nature de Saint-Priest-sous-Aixe qui s'est tenu le dimande 13 mai 2012.



L’un des postulats était de rendre au livre sa valeur, non par les matériaux utilisés, mais par sa forme et par les éléments qui le composent.
La structure :

- une reliure semi-rigide

Le livre fermé, tel qu’il se présente, peut paraître fragile et même instable. Pourtant sa structure a été créée avec comme objectif une plus grande solidité. Plutôt que d’enfermer ce livre dans une enveloppe extrêmement rigide, j’ai fait le choix d’inventer une structure semi-rigide qui lui permet d’encaisser les chocs. Une reliure trop rigide risque de briser au premier accident. Celle-ci se déformera un peu et suivra le mouvement insufflé par l’impact mais pourra être remise dans sa configuration d’origine.
Cette structure est constituée d’une carte renforcée au niveau des charnières par des bandes parées de cuir très souple. Ces bandes de renfort forment une sorte d’amortisseur.
Sur cette carte ont été collés trois panneaux de carton rigide. Celui du plat recto est d’une épaisseur double. Des côtés semi-mobiles ont été ajoutés en tête et queue du plat recto. Ils sont maintenus par un troisième côté en gouttière. Le plat verso a également trois côtés rigides dont un est la base d’un lutrin (en gouttière). Ces trois côtés ont été doublés intérieurement par le papier de décor. A la base de ces côtés, on peut observer une encoche et une languette de cuir qui enserre carte et cartons. Ces languettes ont été positionnées pour renforcer le lien entre carte et cartons mais aussi pour protéger les champs des cartons recto et verso et servir de pied au plat verso et ainsi éviter toute détérioration de son graphisme.

 - une reliure lutrin

Lors de l’ouverture de ce livre, on se rend tout de suite compte qu’il s’agit en fait d’un lutrin. Le bloc livre proprement dit est situé sur un pan de carton relié par une charnière de cuir blanc au côté gouttière du plat verso.
Le bloc livre a été cousu sur ce pan de carton et transforme ainsi ce lutrin en un livre-lutrin, en une reliure-lutrin.
La couture de ce livre a été faite en renouvelant une méthode ancienne attachée aux reliures souples en parchemin.







Le décor :

Le décor est en lien direct avec le thème du texte et la valeur qui a été conférée au livre.
D’une certaine façon, le livre se rêve et se construit comme le mythe qu’il rapporte. Dionysos était encore jeune lors de ces évènements et cette histoire a participé à la construction du mythe. Cela a permis également de compenser par le décor la fragilité apparente de la structure. Cette construction du livre transparaît dans les carrés de différentes dimensions en relief sur le plat recto et dans le tracé doré correspondant à ces carrés sur le plat verso.
On retrouve sur le plat recto une peinture sur bois qui a été directement brodée sur le livre. La broderie a tenté de reprendre une façon de lacer que l’on peut qualifier d’antique. Les couleurs de la broderie rappellent l’eau et la végétation. La peinture est une sorte d’icône (un des éléments de « sacralisation » du livre). Dionysos, jeune, dort alors que de la vigne apparaît derrière lui. Le mythe et le rêve prennent forme sous lui. C’est ce que l’on peut voir lorsque le livre est ouvert.
Le décor doré réalisé à main levée, qu’il s’agisse de celui du plat recto ou des côtés, est semblable à un tracé que l’on pourrait faire du bout du doigt sur l’eau. Les lettres delta et sigma sont là pour rappeler le dieu.
Lorsque l’on ouvre le livre, on découvre le cœur de ce que Dionysos est en train de rêver, de cette construction du mythe. Cette ouverture difficile est volontaire. Il y a un rituel d’ouverture.
On peut voir ici un autel (rappel du mythe) sur lequel sont placées cinq plaques de plexiglas gravées. On distingue devant cet autel l’avant d’une trière émergeant du plat verso et à l’arrière la poupe de celle-ci.
Un système de cordage relie ces voiles de plexiglas au dos du livre. Il permet à ces plaques de tenir verticalement et ainsi de soutenir le pan incliné du lutrin. Le plat recto (d’une épaisseur double) par son poids permet à l’ensemble de tenir. Quelques fils évitent qu’il ne bascule. C’est aussi pour cette raison que les côtés, tête et queue de ce plat recto, ont été laissés mobiles puisqu’ils calent ce pan de carton et forment un présentoir à la peinture.
On retrouve un décor marbré (trois types de marbrures différentes) sur le verso du plat recto et du dos. L’un rappelle la construction du livre l’autre est une sorte de reflet des plaques de plexiglas. Leur couleur mélange l’eau et la végétation.
A l’intérieur de l’autel, une lampe permet au décor gravé sur les plaques de s’illuminer. Le fait qu’il ait été gravé sur cinq registres différents donne de la profondeur au graphisme. Ce graphisme représente une trière prise dans une tempête et sur le pont de laquelle pousse une vigne.
Le bloc livre est constitué d’une peau de mouton. Elle correspond au coussin sur lequel Dionysos aurait pu poser sa tête. Les pages ont été voulues ressemblantes à une poterie grecque rouge et noir. On retrouve en décor certains symboles dionysiaques correspondant au mythe rapporté. Il s’agit du lion et du dauphin. Enfin, les lettres delta et sigma sont positionnées sur chaque page et forment un triangle rappelant le delta de Dionysos.